III Ernest Buckenmeyer-Sa fraternité avecA.Kastler
III Ernest Buckenmeyer (1906-1989)
Sa fraternité en poésie avec Alfred Kastler (1902-1984)
Quand l’artiste sculpteur et ébéniste Ernest Buckenmeyer fait-il connaître à son contemporain et compatriote Alfred Kastler, prix Nobel de physique en 1966, un petit recueil de ses poèmes écrits en allemand ? Sans doute après avoir découvert sur une pleine page dans Les Dernières Nouvelles d’Alsace, le 27 octobre 1971, que le célèbre physicien venait de publier à la surprise générale un livre de poésie, Europe ma patrie, Deutsche Lieder eines französischen Europäers.
Ce fut une sensation littéraire et un événement culturel pour l’Alsace. Il y avait affluence l’après-midi du samedi 13 novembre à la séance de présentation et de dédicaces organisée à la Librairie Oberlin de Strasbourg. On peut imaginer qu’Ernest Buckenmeyer y était, qu’il a échangé avec l’auteur quelques mots et qu’ils se sont serrés la main. Je le vois lui remettre discrètement le modeste recueil de ses propres poèmes Kleine Gedichtsammlung, 1960, et lui laisser ses coordonnées. Trois jours plus tard, de Paris, Alfred Kastler lui a écrit une courte lettre chaleureuse, fraternelle, de poète à poète, qui révèle d’emblée entre eux de remarquables affinités spirituelles.
Savoir et sagesse
Il l’appelle : « cher frère en poésie », plus exactement : « dans l’art poétique » (Dichtkunst), on entendra même : dans le métier, la pratique poétique. Car pour l’un comme pour l’autre l’inspiration seule et l’imagination ne suffisent pas à faire un poète véritable, durable. La conception qui correspond à leur production n’est pas romantique, mais artisanale. La poésie : un don, un talent, certes, que manifeste une habileté, un savoir-faire, comme celui du physicien dans son laboratoire ou d’un sculpteur dans son atelier. Si différents ont été les chemins de leur vie, mais ils sont de la même génération de ces Alsaciens qui naturellement germanophones (dialectophones) ont suivi une scolarité allemande de base, bien structurée, rigoureuse et entraînante, qui comprenait une initiation répétée à la littérature, donc à la poésie. On apprenait par cœur à l’époque, on récitait devant la classe. On se pénétrait en lisant à voix haute de la forme et de la musique de la langue.
Il a suffi à Alfred Kastler de feuilleter (durchblättern), de lire quelques pages du recueil de cet inconnu pour en reconnaître aussitôt la qualité. En deux mots précis, il caractérise ce qui en fait la valeur spirituelle. Une sagesse (Lebensweisheit) et la clairvoyance, l’intelligence de ce qu’est la vie (Lebensabgeklärtheit). Il n’est pas simple d’exprimer en français tout ce que ce mot, d’apparence abstraite et d’usage rare, veut dire. A peu près ceci : Ernest Buckenmeyer est un homme qui a su s’expliquer avec la vie, sich aufklären, y voir clair, savoir ce qu’il en est et le reconnaître, l’accepter.
Jean-Paul Sorg
Extraits, voir l’article au complet dans notre revue « D’Heimet 251 » Pages 12 à 14